samedi 30 mai 2015

Extrait de "Les territoires de Dieu" de Abdelhak Najib, actuellement en librairies





« Sur cette parcelle du territoire de Dieu, il y avait tous ceux qui naviguaient entre les autres quartiers, qui sont de véritables états indépendants avec leurs propres chefs, leurs cabinets ministériels, leurs forces de l'ordre, leurs parrains, leur famille de gangsters et tout le reste. Et tout ce beau monde ne cherchait que le bonheur. On aurait pu appeler Bloc El Koudia: la dune du bonheur à deux sous. Il suffisait de se lever le matin, passer de l'eau sur son visage pour l'épurer de la crasse du monde, enfiler un soupçon de quelque chose, poser ses lèvres sur les mains tatouées de la maman et filer défier Dieu et son monde de colère.
La ronde cruelle des jours sous le soleil du grand seigneur avec pour seul viatique le désir que la journée soit longue et le lendemain meilleur que la veille.  Ou alors que ce lendemain ne vienne jamais, que le jour s’étale indéfiniment jusqu’à la fin des temps, dépassant, du même coup, le jour du jugement dernier. Car, comme le disait le Criminel, nous avons déjà été jugés une fois ici-bas, là-haut, je veux couler des jours paisibles ou alors qu’il me laisse sous terre sans jamais me réveiller. 
Bloc El Koudia dans toute sa nudité manifestait la beauté d’une parcelle de terre coupée du reste du monde comme d’ailleurs tous les autres quartiers de la ville. De véritables petites îles en quarantaine où les rêves grouillaient et les malheurs s’amoncelaient, mais c’était cela la vie, le bonheur des gens qui ne se souciaient guère de ce qui se passait au-delà des frontières imaginaires qui ligotaient les esprits.

Il n’y avait pas une seule personne qui trouvait à redire sur son sort, on n’imaginait pas que la vie pouvait être clémente ailleurs.  Pour nous, les gosses qui avions entre six et dix ans à l’époque, le seul thermomètre valable était le visage du voisin. On mesurait les degrés de la résistance des uns et des autres rien qu’en jetant un furtif coup d’œil à la démarche d’une voisine, le rire saccadé et nerveux de l’Haj, une plainte masquée en boutade, un désir non formulé ou une douleur trop lancinante pour passer inaperçue."

jeudi 28 mai 2015

Extrait 3 de Les territoires de Dieu de Abdelhak Najib



"Elle était belle. Comment expliquer cette beauté qui me transportait dans des contrées impossibles à décrire, même aujourd’hui ? Je ne le sais pas. Je ne saurai jamais comment elle était belle. Mais elle était l’incarnation parfaite de la pureté. Aujourd’hui, je n’ai aucune image pour y glisser ses traits. Elle était sans visage ou plutôt avait tous les visages, ceux du don, du pardon, de l’amour.
Cette même forme qui a été le moule de tous les visages des autres femmes qui ont mené mes pas vers des contrées où il faisait beau être un homme. Les femmes qui ont fait que l’être en moi était descendu au tréfonds de l’âme pour y puiser le désir. J’ai en mémoire une forme toujours vue de dos, non comme un refus, mais surtout une pudeur qui cache son apparence pour laisser à l’imagination le soin de remodeler le visage de l’amour selon le temps."


extrait 2 du roman: Les territoires de Dieu de Abdelhak Najib





"Une de ses fameuses variations était l’amour. La douleur dans la chair. Le petit coin de paradis qui n’avait aucune chance de durer ni de laisser bourgeonner les quelques brindilles d’herbes, vites soufflées par l’ouragan du refus. Refus de la famille, du quartier, des inconnus qui finit par s’étendre à nous pour nous serrer entre deux rives comme des passagers d’un navire fantôme, qui, en pleine tempête, sont surpris par l’absence de leur embarcation. Ils sont là, flottant dans la houle, sur la crête des vagues géantes sans aucune chance de sauvetage. Mais ils ne se noient pas. Ils restent là, presque inertes à sentir la fureur de l’eau leur lacérer les flancs. Mais ne meurent pas. Ne cèdent pas. Ils demeurent comme enchaînés à l’eau, prisonniers du flot, esclaves du ressac."


Extraits de "Les territoires de Dieu " de Abdelhak Najib




"Les gens râlaient, mais ils étaient toujours heureux. On criait mais dans la joie. Et même si elle était secrète et invisible, celle-ci s’immisçait dans un geste, se laissait voir dans une parole… Bref, même quand la mort frappait le bonheur était là pour l’accueillir. Le bonheur inégalé de ceux qui ouvrent au mystère une porte et le laisse croître sans oser lui retirer le moindre indice.  Chez moi, on se refusait à savoir. Parce qu’à quoi bon? Ceux qui savent souffrent, disait le sage du quartier et il ne se trompait pas. Hay Mohammadi était cette immense terre étroite qui, en nous étouffant, laissait couler du sang frais dans nos veines. Nos regards se remplissaient de lumière pour mieux voir l’enfer qui nous cernait. Mais comme on n’avait connu que cela, le paradis nous semblait juste une légère variation sur le thème de la privation. Et de ce côté-ci de la ville, les variations n’étaient pas du goût de tout le monde!"

“La langue du secret” de Najwa M.Barakat: Un voile levé sur le non-dit

Par Abdelhak Najib

Nous sommes dans le pays profond libanais. Très vite l’auteur plante son décor et fait de ce coin de terre un terrain de jeu fertile pour tant de personnages en devenir. C’est donc sur une colline de la petite ville d’al-Yousr que tout prend corps. C’est là, que s’élève une khanqâh, une zaouïa locale, avec tout ce que cela implique comme rites et héritages. C’est là, sur cette butte que prospère une confrérie ésotérique avec un grand maître qui préside aux destinées du groupe.  Ses disciples sont tous animés par la même conviction: ils sont les gardiens d’un coffre contenant la Table du destin. Rien que cela. Immense conviction qui  a un terrible poids sur tout le monde.  Les disciples et adeptes de la zaouia sont sûrs que tous ceux qui s’en approcheraient seraient consumés par le feu. D’ailleurs comme pour tous les objets de sacralité, il y a une malediction à la clef.




On le devine bien, ce qui devait arriver arriva. Le coffre disparaît. Et c’est aux mains d’un jeune homme, nommé Khaldoun qu’on le retrouve. Celui-ci travaille chez un libraire versé dans la science des lettres. Affolés par la perte du coffre, les membres de la confrérie se lancent à sa recherche, remuant ciel et terre, si bien que les autorités se trouvent dans l’obligation de charger un policier d’enquêter sur cette ténébreuse affaire… Et c’est là que la mise en abîme est lancée avec de nombreuses suprises, des péripéties et des destins croisés.
Avec ce roman, Najwa M Barakat, qui n’aime pas que l’on rappelle qu’elle est la soeur d’une certaine Hoda Barakat, signe une oeuvre allégorique aux résonances métaphysiques. La Langue du secret c’est d’abord un livre de recherches littéraires, vite transformé en un polar haletant, où l’enquête policière prend très vite le dessus sur tout le reste.  Il y a certes cet affrontement attendu entre le grand maître et le libraire, aussi savants l’un que l’autre, mais surtout cette bataille idéologique de deux visions du monde, de deux approches de la vie, du sacré et de la spiritualité. Najwa M Barakat dénonce ici avec maîtrise les ravages de la parole qui se donne comme pouvoir suprême parce qu’elle serait d’inspiration divine.

Editions Actes Sud.